Pour lire cet article en anglais, cliquez ici.
En 1958, Jerry Crew conduisait un bulldozer pour une entreprise forestière du comté de Humboldt, en Californie, lorsqu’il tomba sur des empreintes de pas humains d’une longueur de plus de 40 centimètres laissées dans la boue. Après avoir alerté ses collègues, eux aussi ont déclaré avoir trouvé des traces similaires dans d’autres sites où ils travaillaient et avoir vécu des phénomènes étranges comme le cas d’un baril pesant au moins 200 kilos déplacé sans raison.
La première pensée de Crew fut que quelqu’un du coin faisait une blague. Mais, un journaliste du quotidien Humboldt Times, lui, a alors publié une série d’articles relatant ces événements et a, par la même occasion, donné son surnom au légendaire coupable : le Bigfoot. La photo de Jerry Crew tenant le moulage d’une gigantesque empreinte de pas a dès lors fait la manchette dans les médias nationaux, faisant accéder cette créature mystérieuse à la renommée à travers le pays.
En 2002, près d’un demi-siècle après l’arrivée du Bigfoot dans l’esprit nord-américain, Ray Wallace décédait. Ce dernier était un ancien collègue de Crew dans le comté de Humboldt. La famille de Wallace a hérité de ses biens, notamment d’une collection de grands pieds sculptés en bois. C’est aussi à la mort de Ray Wallace que des membres de sa famille ont dévoilé un secret embarrassant.
Il s’avère que Wallace avait été en contact avec l’auteur de canulars Rant Mullens qui, dans les années 1920 et 1930, utilisait des pieds en bois similaires pour effrayer les cueilleurs de petits fruits dans l’État de Washington. Ray Wallace avait obtenu une paire de grands pieds en bois auprès de Mullens dans le but de dissuader les voleurs de sévir sur le chantier de construction en 1958 et il avait emporté son secret avec lui dans la tombe.
Plus de 40 ans plus tard, les origines du Bigfoot se sont révélées être une tromperie. Cependant, dans l’intervalle, le mythe de la créature humanoïde est devenu si grand que, malgré la découverte des pieds en bois, sa notoriété n’a guère été ébranlée. Plusieurs personnes ont continué à revendiquer des observations et à fournir des preuves de son existence, telles que des photos, des échantillons de poils et des enregistrements sonores.
C’est toutefois l’enregistrement vidéo de 1967 réalisé par Roger Patterson et Bob Gimlin qui constitue l’une des séquences les plus marquantes. La vidéo montre une créature poilue ressemblant à un singe qui marche dans les mêmes bois où Wallace a laissé des empreintes. Aujourd’hui encore, des émissions de télévision, des podcasts et des fervents de la pseudoscience qu’est la cryptozoologie se consacrent à la recherche du Bigfoot. L’année dernière, un ami m’a même dit qu’il croyait sérieusement à la possibilité que le Sasquatch existe vraiment. L’obsession nord-américaine pour le Bigfoot ne fait aucun doute!
Bien que le nom Bigfoot soit né en 1958, l’idée d’une grande créature humaine errant dans les bois existe depuis longtemps, en particulier chez les Premières Nations. Dans la légende iroquoise, il existe un géant menaçant, couvert de poils et à la peau dure comme de la pierre. Les Lummis du nord-ouest du Pacifique racontent l’histoire des Ts’emekwes, qui partagent de nombreuses caractéristiques similaires à celles du Bigfoot. Quant au nom « Sasquatch » provenant du sud de la Colombie-Britannique, il s’agit de la version anglicisée de sasq’ets, signifiant grosso modo « homme poilu » en halq’eméylem, la langue autochtone locale. D’autres récits nord-américains de géants hirsutes et méchants ont également été rapportés au XIXe siècle, en particulier dans le nord-ouest du Pacifique.
Certes, les médias ne cessent d’en ajouter au sujet du mystère de la célèbre créature – la chaîne Animal Planet a diffusé pas moins d’une centaine d’épisodes de sa série Finding Bigfoot – mais, au-delà de savoir si le Bigfoot existe véritablement ou non, la question fondamentale est de savoir pourquoi nous aimons tant l’idée de ce qu’il représente.
Comme je l’ai dit à mon ami, compte tenu du nombre de personnes qui se promènent dans les bois avec un téléphone en poche, si le Bigfoot avait existé, quelqu’un aurait à coup sûr réussi depuis longtemps à le prendre en photo. Mais, à bien y penser, je me demande si, d’une certaine manière, le fait que le mystère demeure entier n’est pas ce qui peut arriver de mieux. Avec les progrès de la science et l’accès à une technologie que les générations passées n’auraient pu imaginer, que nous reste-t-il à découvrir?
Si les progrès humains nous ont permis de mieux connaître notre monde, peut-être nous retrouvons-nous désormais devant un excès de certitudes. Notre monde moderne est nettement caractérisé par une rareté de ce qui appartient au mystère, alors que nous avons encore en nous l’envie que quelque chose nous surprenne, que ce soit sous la forme d’une grande créature poilue ou autre.
Une partie de moi se demande également si cela n’est pas lié au fait que les États-Unis et le Canada sont des pays relativement jeunes. Même si je suis sûr que des archétypes semblables peuvent être trouvés dans divers contes européens, le Bigfoot est une croyance propre à la société nord-américaine. L’Amérique du Nord n’a pas un passé culturel aussi ancien que celui de la plupart des autres pays occidentaux. Toutefois, contrairement à une grande partie de l’Europe, nous avons ici beaucoup de forêts. Par conséquent, quoi de plus logique que d’honorer la façon dont ces territoires boisés forment cette identité unique qui est la nôtre en entretenant un mythe qui leur est lié : le Bigfoot! En plus d’être grand et poilu, peut-être le Bigfoot est-il aussi ni plus ni moins qu’un marqueur d’identité nationale?
Ou peut-être que les Nord-Américains sont tout simplement crédules!
En toute franchise, j’espère que nous ne cesserons jamais de chercher le Bigfoot. Celui-ci a grandement mérité sa place dans notre tradition. Même si la probabilité qu’il se trouve quelque part dans nos forêts est plutôt faible, croire que cela est possible ne fait pas de mal! Après tout, l’absence de preuves ne démontre pas que la créature n’existe pas. En fin de compte, le phénomène du Bigfoot rend le monde un peu plus inexplicable, ce qui, vous en conviendrez, y rend la vie plus excitante!
Ryan Dennis est l’auteur de The Beasts They Turned Away, un roman qui se déroule dans une ferme laitière. Visitez son site Web ici (en anglais seulement).