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Le 9 mars 2022, Jeff Corle a vu son troupeau de vaches Guernesey partir dans un camion en direction de la ferme d’un autre éleveur.
En 1901, ses arrière-grands-parents avaient établi une ferme laitière à cet endroit même, près de la ville de Windber, en Pennsylvanie. Ils avaient mis en bouteille le lait de leurs Guernesey pendant 55 ans avant de se doter d’un réservoir à lait. Jeff Corle, lui, a travaillé la majeure partie de sa vie aux côtés de son père avec leur troupeau de 50 Holstein avant de passer plus tard à l’agriculture biologique. En 2018, son père est décédé et, peu de temps après, Jeff a vendu les vaches, pensant en avoir fini avec la traite. Toutefois, en 2020, il s’est retrouvé à nouveau avec un petit troupeau – de Guernesey cette fois-ci – duquel il mettait le lait en bouteille, à la manière de ses arrière-grands-parents.
Sa ferme, Pleasant View Dairy, comptait sur de fidèles clients qui lui ont permis d’agrandir son nouveau troupeau, mais la poussée inflationniste de 2022 a augmenté ses coûts, rendant alors impossible l’atteinte du seuil de rentabilité. Cet hiver-là, il a pris la difficile décision d’arrêter définitivement la production laitière.
De 2003 à 2020, 40 000 fermes laitières ont cessé leurs activités aux États-Unis. En deux décennies, la production de lait au pays a fondu de moitié. Depuis, la situation n’a fait qu’empirer, puisqu’en 2021, un autre 6 % des fermes ont quitté le secteur laitier. Vendre ses vaches est une expérience émotive qui se vit dans la solitude et, à notre époque, cela est devenu tragiquement courant! Cela dit, il n’y a pas vraiment de mots pour décrire ce que l’on ressent lorsqu’on vit une telle situation...
Jeff Corle a confié que regarder les vaches chargées dans le camion lui avait arraché le cœur. Il n’avait jamais envisagé qu’un choc émotionnel puisse causer de la douleur physique. Ce jour-là, il était demeuré impassible devant le conducteur venu chercher ses vaches, mais avait ressenti une pression sur sa poitrine qui ne voulait pas disparaître. Plus tard, il avait relaté cet épisode de malaise à un ami auteur-compositeur de Nashville à qui il n’avait pas parlé depuis un moment, lui expliquant à quel point cela avait été déchirant de voir soudainement son étable vide.
« Une étable vide… Empty Barn, avait alors dit son ami. Voilà un titre parfait pour une chanson! »
Outre l’agriculture, l’autre passion de Jeff Corle était la musique. En 1989, une fois terminées ses études universitaires, il avait dit à ses parents qu’il envisageait de tenter sa chance sur la scène musicale country à Nashville. Ceux-ci lui avaient aussitôt donné leur bénédiction, affirmant que les chances de gagner sa vie en tant qu’auteur-compositeur étaient probablement meilleures qu’en travaillant dans l’agriculture.
En tant qu’auteur-compositeur, Jeff Corle a connu un certain succès, certaines de ces chansons ayant été sélectionnées par des maisons d’édition musicale. Au départ, son premier séjour à Nashville a duré quatre ans; puis, il y est revenu en 1999. Il se souvient avoir fait partie d’un cercle d’auteurs-compositeurs où chacun jouait à tour de rôle de la guitare pour chanter sa plus récente pièce. L’une des chansons en particulier les avaient tous époustouflés. Elle s’intitulait The Dance et son auteur affirmait qu’elle venait d’être achetée par un jeune chanteur nommé Garrett… ou Garth… ou quelque chose du genre. Pour sa part, Jeff Corle a vu un certain nombre de ses chansons être enregistrées par des artistes peu connus, mais ses créations n’ont jamais été endisquées par un chanteur de renom. Au bout d’un certain temps, il s’est retrouvé épuisé par la scène et a préféré opter pour le genre musical outlaw country comme celui de Waylon Jennings, de Kris Kristofferson ou de Johnny Cash. Il n’était pas intéressé à écrire des chansons country pop simplement pour se conformer à ce que recherchaient les étiquettes de disques. Il est finalement retourné à la ferme pour travailler à nouveau avec son père.
Lors de notre conversation, Jeff Corle m’a expliqué qu’il existe une règle tacite à Nashville : si quelqu’un te donne un bon titre ou une bonne idée pour une chanson, tu dois lui demander la permission de l’utiliser, à défaut de quoi il pourra l’utiliser lui-même. Jeff avait donc, bien sûr, demandé à son ami s’il pouvait utiliser son titre Empty Barn. Son ami n’avait alors formulé qu’une seule condition :
« Seulement si tu en fais le titre d’une chanson géniale! »
Ce soir-là, Jeff Corle s’est levé au milieu de la nuit et a écrit le premier couplet. Quelques heures plus tard, il se réveillait à nouveau, cette fois avec la mélodie du refrain en tête. Ne voulant pas l’oubliée, il l’avait chantée pour l’enregistrer avec son téléphone. Quand son réveille-matin avait sonné le lendemain, il s’était d’abord demandé s’il n’avait pas simplement imaginé la chanson en question dans ses rêves, mais il avait ensuite retrouvé le refrain sur son Android. Immédiatement, il avait saisi sa guitare et terminé le reste de la chanson.
Jeff Corle a enregistré Empty Barn dans son petit studio d’enregistrement et en a fait une publication sur la page Facebook de sa ferme en guise d’adieu à ses clients. Il s’attendait à obtenir quelques mentions J’aime et à ce qu’une poignée de personnes la téléchargent. Au lieu de cela, la chanson a été visionnée plus de 40 000 fois et a engendré plus de 2000 téléchargements. Il s’avère que l’histoire d’Empty Barn a trouvé écho tant auprès des éleveurs que des autres acteurs du monde agricole, une industrie en difficulté. Encouragé par cet élan d’empathie et d’encouragement, Jeff Corle est retourné à Nashville pour enregistrer la chanson en studio, puis finalement le reste de ce qui allait devenir son album Farm Animal.
Avant de mettre en ligne l’enregistrement studio d’Empty Barn sur Youtube, le chanteur a demandé aux agriculteurs sur les réseaux sociaux d’envoyer des photos de leur vie à la ferme pour les utiliser dans son vidéoclip. Touchés par sa chanson, des gens de partout au pays lui ont envoyé des photos par centaines. Par ailleurs, la vidéo est devenue un succès viral, cumulant plus de 100 000 vues. Jeff Corle a avoué qu’il avait pleuré pendant l’écriture d’Empty Barn et qu’il pleurait encore à chaque fois qu’il regardait le clip, sachant que bon nombre des personnes ayant envoyé des photos étaient maintenant en faillite ou à risque de l’être un de ces jours.
Cette chanson résonne auprès des gens car elle aborde un type de traumatisme dont on ne parle sans doute pas assez. Jeff Corle s’efforce de combler cette lacune, et pas seulement à travers sa musique. Même s’il n’avait jamais prévu de devenir orateur public, on a commencé à lui demander de s’adresser aux gens lors de divers événements pour parler de son expérience d’abandon de l’agriculture et des émotions qui l’ont alors accompagné. Aujourd’hui, ses exposés traitent régulièrement de l’importance de la santé mentale en agriculture.
Par la suite, Jeff Corle a travaillé sur les vidéoclips des autres chansons de son album Farm Animal; puis, il est parti en tournée à travers les États-Unis. Ici et là, il a organisé pour les agriculteurs et tous ses fans des concerts dans des granges. Tout au long de l’année 2023, l’artiste a présenté plus d’une vingtaine de concerts, pour la plupart en Pennsylvanie. Visitez son site Web pour plus d’informations sur son histoire et sa musique.
Ryan Dennis est l’auteur de The Beasts They Turned Away, un roman qui se déroule dans une ferme laitière.
