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Tous les endroits où manger en Islande étaient dispendieux, mais celui-ci l’était suffisamment pour être une expérience unique. Mais, comme il s’agissait du restaurant de fruits de mer le plus célèbre de Reykjavík, je me devais de l’essayer au moins une fois alors que j’y habitais.
Une semaine auparavant, le journal avait publié un article au sujet d’un vieil homme qui fréquentait quotidiennement ce restaurant – l’actualité en Islande! Il avait peut-être été propriétaire du restaurant il y a quelques décennies ou y avait entretenu d’autres liens personnels; quoi qu’il en soit, il était l’icône de l’établissement.
Ce soir-là, après que mon ami et moi ayons pris place, mon ami a pointé derrière moi et m’a dit : « Le vieil homme est là aujourd’hui. »
Je me suis retourné et j’ai vu le vieil homme en question assis sur un banc à l’arrière du restaurant. Je l’ai reconnu grâce à la photo que j’avais vu dans le journal, même si je n’avais pu lire le texte. Il s’est alors penché en arrière avec un air contemplatif, coiffé d’une casquette, d’une veste et d’un pantalon à l’ancienne plus courant chez la génération de nos grands-parents. J’ai salué la célébrité de la maison d’un signe de tête et je suis retourné au menu.
Nous avons commandé, nos choix étant grandement influencés par notre budget. Nous avons cependant bu généreusement l’eau du robinet pour nous assurer de repartir l’estomac plein d’une manière ou d’une autre. J’ai remarqué que mon ami fixait derrière moi; j’ai fini par lui demander ce qui n’allait pas.
« Il n’a pas bougé! »
J’ai alors jeté un coup d’œil discret par-dessus mon épaule, mais, n’ayant pas réussi à voir clairement ce qui se passait, je me suis finalement retourné pour regarder moi aussi.
« Pense-tu qu’il est mort? », m’a demandé mon ami.
Je suis demeuré bouche bée pendant près d’une minute, étudiant sans la moindre gêne la silhouette de l’homme qui se profilait dans l’ombre à l’arrière du restaurant. Il n’avait toujours pas bougé d’un poil, mais les passants ne semblaient pas s’en inquiéter du tout.
J’ai répondu : « Pire que ça. C’est une statue de cire! »
Nous avons mangé en silence. Si c’était un cadavre qu’il y avait eu derrière moi, ça n’aurait été que le corps inoffensif d’une personne qui était âgée de toute façon. Mais ici, toutefois, je sentais un regard dans mon dos alors que j’essayais de déguster tranquillement le poisson que j’avais commandé. C’était une sensation étrange! Même si ce n’était pas rationnel – la silhouette n’était après tout qu’une sculpture de cire – j’étais effrayé. Même si j’avais pu me le permettre, je ne suis pas sûr que je serais retourné à nouveau dans ce restaurant.
Ce n’est que maintenant, une décennie plus tard, que j’ai réalisé ce qui m’était arrivé ce jour-là : j’avais pénétré dans la vallée de l’étrange…
À l’époque où il travaillait à l’Institut de technologie de Tokyo, le chercheur japonais Masahiro Mori a étudié l’affinité des gens pour les robots, à mesure que l’aspect des machines devenait de plus en plus humain. Il a découvert que plus les robots ressemblent à des êtres humains, plus les gens les aiment… jusqu’à ce qu’ils s’en rapprochent trop! Soudainement, à mesure que les robots deviennent presque humains, les observateurs sont plus susceptibles de ressentir envers eux de la répulsion ou à tout le moins de se sentir mal à l’aise en leur présence.
Par exemple, il a découvert que les gens éprouvaient des sentiments plus positifs à l’égard d’un robot jouet que d’un robot industriel, car le jouet avait une tête, des bras et d’autres parties du corps humain. Cependant, à mesure que les robots commençaient à ressembler davantage à de véritablesHomo sapiens– des machines humanoïdes capables d’imiter des réponses émotionnelles – cela mettait les gens mal à l’aise. Sur l’échelle représentant l’affinité pour les robots, ce phénomène apparaît comme un creux soudain en forme de vallée que Masahiro Mori a nommé la « vallée de l’étrange ».Le concept de vallée de l’étrange ne s’applique pas seulement aux robots et aux statues de cire, mais à tout ce qui imite suffisamment la ressemblance humaine pour nous mettre mal à l’aise. C’est généralement la raison pour laquelle les gens paniquent devant les clowns; c’est d’ailleurs pourquoi le roman d’horreur Ça de Stephen King était si efficace. De mon côté, c’est pour ça que je ne supportais pas de regarder les films de Chucky – cette stupide poupée m’énervait au plus haut point sans que je puisse expliquer pourquoi! C’est aussi fort probablement la raison pour laquelle le film Cats a été l’un des plus grands succès au box-office de la dernière décennie : les personnages mi-humains, mi-félins ont su procurer des frissons au public.
Dans une recherche de 2016 intitulée On the Nature of Creepiness, le psychologue social Francis McAndrew a exprimé l’avis qu’en tant qu’humains, nous recherchons la clarté autour de nous. Lorsque nous voyons quelque chose qui paraît presque humain mais qui ne l’est pas, notre cerveau a du mal à le catégoriser et à fournir une réponse adéquate. Il avance que ce malaise est « une réponse émotionnelle acquise de l’évolution pour s’adapter à l’ambiguïté engendrée par la présence d’une menace et qui nous permet de maintenir notre vigilance en période d’incertitude ». En d’autres termes, lorsque nous voyons une créature poilue dotée d’une queue se mettre à chanter sur une scène comme Taylor Swift, nous nous mettons en état d’alerte au cas où cette chose tenterait de nous faire du mal.
La théorie énonce qu’il s’agit là d’une adaptation évolutive, mais je me demande si faire l’expérience du phénomène de la vallée de l’étrange en rencontrant, par exemple, un androïde de forme humaine détraqué comme dans la série télévisée Westworld ne serait pas plutôt une sorte d’avertissement. Peut-être que nous savons intérieurement qu’en créant quelque chose qui peut imiter le genre humain, le corollaire est en réalité la mise en danger de l’humanité. Les films de science-fiction dans lesquels des robots conquièrent le monde ne manquent pas et l’émergence de l’intelligence artificielle n’a fait qu’accentuer cette possibilité. Peut-être que la vallée de l’étrange met en évidence le fait que notre codépendance croissante à l’égard d’appareils comme les ordinateurs et les téléphones intelligents nous oblige à nous fondre dans la technologie et à devenir nous-mêmes en partie des machines. Peut-être que nous n’aimons tout simplement pas nous regarder dans le miroir!
L’instinct fait partie de la nature humaine et il vaut parfois la peine d’en explorer les origines. Ce réflexe inné a contribué depuis toujours à la survie de notre espèce. Soyez rassuré de savoir que si les poupées vous effraient, vous avez une bonne raison : c’est pour votre sécurité en fin de compte. Pour ma part, je ne m’assois dorénavant jamais dans un restaurant sans d’abord vérifier s’il y a des statues de cire!
Ryan Dennis est l’auteur de The Beasts They Turned Away, un roman qui se déroule dans une ferme laitière. Son site web est le penofryandennis.com (en anglais seulement).