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Dans les moments où j’essayais de maintenir la trayeuse en place sur une taure qui voulait la faire tomber ou que je luttais pour faire entrer une vache tarie au tempérament difficile dans une remorque, il m’est arrivé de me demander – tout en sueur et proférant des gros mots de colère – comment nous en étions arrivés là.
La réponse – même si je ne l’aurais pas appréciée à ce moment-là – est qu’il aura fallu pour cela pas moins de 10 500 ans d’évolution. C’est à cette époque que, quelque part à l’autre bout du monde, quelqu’un s’est dit que ce serait une bonne idée d’avoir pour lui quelques bovins.
Les bovins sauvages, ou aurochs, ont parcouru la majeure partie de la planète pendant des millénaires jusqu’à leur extinction au XVIIe siècle. Les taureaux atteignaient 1,80 mètres au garrot, ce qui en faisait parmi les plus grands herbivores de leur époque, et leurs cornes mesuraient 70 centimètres de long. Ils étaient chassés par les humains jusqu’à ce qu’une civilisation du Croissant fertile songe qu’il serait plus facile de les élever. Les analyses génétiques suggèrent que tous les bovins domestiques pourraient remonter à 80 aurochs capturés dans ce qui est aujourd’hui le Moyen-Orient.
Il vaut la peine de faire preuve d’un peu d’imagination pour comprendre la tâche qui attendait les premiers éleveurs de bovins. L’aurochs n’avait rien à voir avec les Holstein ou les Jersey que l’on trouve aujourd’hui dans nos salles de traite. Il était non seulement énorme mais aussi agressif; en outre, il y a 10 500 ans, les humains ne comptaient que sur des outils rudimentaires pour construire des clôtures ou assurer le déplacement des animaux. Ces éleveurs ont alors commencé le long travail de sélection pour la docilité jusqu’à ce qu’ils créent un animal qu’ils pourraient maîtriser. Chose certaine, l’acte de capturer les 80 têtes du troupeau initial a dû demander beaucoup d’ingéniosité et de courage! Bien que je ne sois pas un expert en anthropologie, je serais surpris que personne ne soit mort au cours de ce processus.
Si la première domestication de l’aurochs a dû comporter beaucoup de risques, la récompense a en revanche été conséquente. La capacité à cultiver la terre a permis aux humains de se sédentariser plutôt que de demeurer à la recherche continuelle de ressources dans un mode de vie nomade. Les bovins fournissaient la force musculaire nécessaire pour planter davantage de cultures, ce qui a conduit à terme à l’essor des communautés. Peut-être plus important encore, ils fournissaient de la viande et du sang – et plus tard du lait – pour l’alimentation, leur peau pour la confection de vêtements ainsi que leurs os et leurs cornes pour la fabrication d’outils. Véritable incarnation physique des ressources, les bovins ont fini par devenir une source de richesse. Très vite, ils ont été utilisés en guise de donations entre époux, dans les rituels et les sacrifices ainsi que comme un signe du pouvoir de quelqu’un au sein de sa communauté.
Bien que l’existence du bœuf domestique d’Europe et d’Amérique – de son nom scientifique Bos taurus mais aussi appelé bovin sans bosse ou taurin – remonte au Croissant fertile, il ne s’agit pas là du seul évènement de domestication de l’herbivore sauvage. Il y a environ 7 000 ans, sur le territoire du Pakistan actuel, le Bos indicus est également né de l’aurochs. Ces bovins à bosse, tels que les zébus, sont actuellement élevés en Asie et en Afrique. Ce type de bovins est plus tolérant à la chaleur, d’où sa grande pertinence dans les climats arides. Puis, certains chercheurs pensent qu’une troisième domestication a eu lieu en Afrique il y a 6 500 ans, mais les chercheurs sont divisés sur la question de savoir si une espèce distincte a évolué à partir de cette région ou s’il ne s’agissait pas plutôt d’une sous-espèce de Bos taurus.
Il va sans dire que l’intérêt de la vache résidait non seulement dans ses muscles et sa viande, mais qu’elle avait aussi l’avantage de produire du lait. Cependant, il faudra attendre 5 000 ans avant que ce dernier ne soit consommé sur une base régulière. Les populations d’âge adulte du Néolithique n’avaient pas la capacité de digérer le lait, faute de la nécessaire mutation génétique qui produit l’enzyme lactase. De plus, le climat chaud du Croissant fertile rendait difficile la conservation du lait. En conséquence, la solution a été de le transformer en fromage, en yogourt et en beurre, de façon qu’il puisse être digéré et conservé plus longtemps. Ce n’est que lorsque des agriculteurs migrants du Croissant fertile ont apporté avec eux leurs pratiques d’élevage laitier et les ont transmis à un groupe indigène près du lac Balaton, dans l’actuelle Hongrie, que l’élevage laitier a véritablement pris son envol. Dans cette communauté d’Europe, une mutation de la persistance de la lactase qui permettait de boire du lait était présente chez la majorité des individus. Puis, par la sélection génétique, cette caractéristique s’est au fil du temps répandue dans l’ensemble du continent européen, faisant de la vache domestique une source alimentaire encore plus importante.
Il est bien connu que la domestication de la vache, tout comme celle des cultures et d’autres animaux, a favorisé le développement culturel et technologique du Croissant fertile au point d’en faire le « berceau de la civilisation ». Cependant, il convient de prendre la mesure de l’impact de l’élevage bovin sur la suite de l’histoire humaine. Comme l’écrit l’auteur Eric Chaline à propos de la vache dans son livre 50 animaux qui ont changé le cours de l’Histoire : « … si l’on pouvait la faire disparaître d’un coup de baguette magique et la retirer complètement de l’Histoire, le monde actuel serait bien différent – le régime alimentaire, les vêtements, les croyances religieuses et le style de vie de milliards de personnes seraient méconnaissables. » Si les humains ont développé la vache, la vache nous a en retour aidés à nous développer.
Malgré tout le danger et les risques qu’il ait pu comporter, ce que le tout premier troupeau de bovins a mis en mouvement est vraiment impressionnant!
Ryan Dennis est l’auteur de The Beasts They Turned Away, un roman qui se déroule dans une ferme laitière. Visitez son site Web ici (en anglais seulement).